par Dominique Plihon
Source : https://www.monde-diplomatique.fr/publications/manuel_d_economie_critique/a57194
En sautant du porte-monnaie du client au tiroir-caisse de l’épicier, la monnaie facilite le commerce. Si c’est là la plus évidente de ses fonctions, ce n’est toutefois pas la seule. Recenser les multiples rôles que joue la monnaie invite à plonger au cœur du fonctionnement des institutions qui structurent non seulement nos économies, mais également nos sociétés.
«L’Archiduc Léopold-Guillaume dans sa galerie de peintures» à Bruxelles, par David Teniers le Jeune (1610-1690).
On peut évaluer la valeur d’un bien par rapport à celle d’un autre : une
paire de chaussures vaudrait par exemple trois paires de pantalons ou vingt-cinq kilos de carottes. Mais ce type de mesure – on parle de prix réels ou relatifs – n’est pas le plus pratique. La monnaie simplifie l’opération en ramenant le système de prix à un étalon unique. En tant qu’unité de compte, elle offre la possibilité de donner un prix nominal ou absolu. Il s’agit là de la première des trois fonctions essentielles de la monnaie.
Masque représentant le dieu de la richesse Daikoku (ou Daikokuten). Art japonais (shintoïsme), sculpture sur bois, 1868-1912.
Car celle-ci joue également le rôle de bien directement échangeable contre tous les autres. En tant qu’instrument de paiement, elle permet d’acquérir n’importe quel bien ou service. Nos économies sont dites «monétaires» dans la mesure où les produits s’échangent contre un «équivalent universel», la monnaie, qui, à son tour, s’échange contre des produits. Cela suppose évidemment qu’il existe un consensus social, une confiance partagée, dans la possibilité d’utiliser la monnaie pour ses emplettes. Dans nos sociétés, celle-ci repose sur les garanties qu’offrent l’État et la banque centrale.
Un outil neutre
Mais la monnaie sert également de réserve de valeur. Non seulement elle peut être conservée, mais elle reste parfaitement liquide : elle garde sa valeur et demeure immédiatement utilisable pour l’échange de biens et services.
Pour la plupart des économistes libéraux, le rôle de la monnaie se réduit à une fonction purement économique et financière, celle de faciliter l’échange entre marchandises. Selon l’économiste classique Jean-Baptiste Say (1767-1832), la monnaie ne serait qu’un voile qui « masque la réalité ». En définitive, explique-t-il, « les produits s’échangent contre des produits » selon les lois de l’offre et de la demande.
Morceau d’un bas-relief représentant un recensement militaire et un sacrifice au dieu Mars, Rome antique,vers 100 avant J.-C.
Pour ces économistes, si la quantité de monnaie en circulation influence le niveau des prix, elle n’a pas d’effet sur l’économie « réelle ». La monnaie serait neutre et la politique monétaire* n’aurait qu’un objectif : maîtriser l’inflation, en évitant un « trop-plein » de monnaie, c’est-à-dire en s’assurant que l’accroissement de la masse monétaire (la quantité de monnaie en circulation) ne dépasse pas la croissance de l’activité économique. Au contraire, les économistes keynésiens soutiennent que la gestion de la monnaie influence l’économie et ses acteurs.
Créer davantage de monnaie, par exemple, peut réduire les taux d’intérêt et doper l’investissement ainsi que la croissance, donc avoir des effets redistributifs. Bref, le pilotage de la monnaie constitue un levier « politique » fondamental.
Fortuna, divinité du hasard ou de la chance, (mythologie antique),eau-forte de Jacques Louis Constant Lacerf,vers 1820.
Dans la Rome antique, des positions sociales déterminées par la valeur monétaire des biens de chacun
La monnaie revêt également des fonctions sociales et politiques. Elle est, en premier lieu, un bien public : en facilitant les échanges et transactions, elle rend des services de nature collective, qui profitent à l’ensemble des membres de la communauté de paiement. Ce qui implique qu’elle ne peut être régulée par les seuls mécanismes de marché et doit être gérée par des autorités publiques, représentant l’intérêt de la collectivité. C’est la mission des banques centrales, gardiennes de la stabilité monétaire.
L’abeille, monnaie locale de la régionde Villeneuve-sur-Lot.
Mais le rôle de la monnaie ne se limite pas à la facilitation des échanges. Elle est également une institution sociale et politique dans la mesure où elle est destinée à réguler les relations sociales. L’argent crée des hiérarchies, permet d’acheter le temps des autres, etc. Dans la Rome antique, l’évaluation de la valeur en monnaie des biens des individus déterminait la position sociale, via le recensement censitaire.
La mise en place d’une monnaie unique peut enfin faciliter l’intégration économique et politique au sein d’une même zone. L’histoire de la France montre qu’elle a été unifiée politiquement et s’est constituée en espace économique au moment où sont apparus une monnaie et un système de paiement uniques. La monnaie renforce le développement des échanges marchands et constitue un élément de référence pour l’ensemble de la communauté qui l’utilise.
L’illusion qui caractérise la création de l’euro a consisté à estimer que les fonctions économiques d’une monnaie pouvaient engendrer les autres. Créé pour faciliter les échanges dans le cadre du marché unique européen sans qu’existent ni «communauté» européenne ni institutions politiques démocratiques à l’échelle de l’Union, l’euro demeure une monnaie «incomplète». Comme l’a illustré la crise qui secoue les pays l’ayant adopté, et qui menace son existence.
Dominique Plihon Professeur d’économie financière à l’université Paris-XIII. Auteur de La Monnaie et ses mécanismes, La Découverte, 6e édition, 2013.
Affiche polonaisedu film «Pickpocket», de Robert Bresson, 1959.