De Georg Simmel.
Longtemps oublié de la sociologie française, Georg Simmel a fait l’objet de redécouvertes et d’appropriations successives depuis les années 1980. Ce recueil de traductions d’essais, publié pour la première fois en 2006, s’inscrit dans un mouvement de retour aux écrits originaux et de remise en contexte de son œuvre. Bien que les cinq textes retenus dans cet ouvrage forment un ensemble hétérogène – par leur longueur, leur degré d’abstraction, leur date et lieu de publication, leur place dans le parcours intellectuel de l’auteur –, ils offrent un solide aperçu du cadre théorique vitaliste de Simmel, pour qui les besoins vitaux sont à l’origine des phénomènes sociaux. Contrairement à ce que le titre du recueil pourrait porter à croire, les exemples mobilisés par Simmel sont loin de se limiter à l’économie ou à l’argent, mais embrassent l’ensemble des activités culturelles dans les sociétés modernes – du droit à la religion, de la morale à la politique, de la sexualité à l’art.
Parmi les cinq textes du recueil, qui sont présentés dans un ordre chronologique, trois traitent directement la question de l’argent. L’essai éponyme, « L’argent dans la culture moderne »1, appelé à raison par son traducteur « Philosophie de l’argent en miniature » (p. 5), constitue un condensé efficace des idées principales développées par Simmel dans les quelques six cents pages de son œuvre majeure2. Alors que le raisonnement de la Philosophie de l’argent peut dérouter le lecteur par sa rigueur formelle ou ses nombreuses digressions, ce court essai condense ses principales thèses de manière efficace et accessible. Simmel y explique que, dans un échange avec contrepartie monétaire, il n’est pas nécessaire d’avoir confiance en l’autre : il suffit d’avoir confiance en la valeur de l’argent. Dès lors, les échanges peuvent s’étendre au-delà de la communauté de personnes que l’on sait fiables. À l’échelle de la civilisation, s’opère donc un processus de déterritorialisation et d’individualisation des échanges – qui n’est toutefois pas daté précisément. Une des grandes forces de Simmel étant d’articuler les échelles d’analyse, il explore dans un autre essai, « Sur la psychologie de l’argent3 », les conséquences les plus intimes de cette grande transformation. Parce que l’échange monétaire présuppose d’évaluer un bien et de le payer par une somme exacte, il favorise le développement de la disposition au calcul, à l’exactitude et à la rationalité. Quant au très court essai « L’argent et la nourriture4 », son apport théorique est limité. Il permet cependant de découvrir Simmel en homme engagé, exhortant les Allemands à adopter des comportements de consommation solidaires de leurs compatriotes, dans le contexte de la Première Guerre mondiale.
Plus difficiles d’accès, « La différenciation et le principe d’économie d’énergie »5 et surtout « Le tournant vers l’idée »6 replacent l’analyse des phénomènes monétaires au sein de leur cadre théorique, qui est peut-être moins familier au lecteur. Simmel le philosophe prend alors le pas sur le sociologue. D’après son raisonnement, que l’on peut qualifier de vitaliste, les « formes culturelles » – droit, politique, religion, art, économie... – sont des moyens au service d’une fin qui est la survie. Par exemple, l’économie a pour finalité d’obtenir les ressources nécessaires pour assouvir sa faim. Des moyens de plus en plus sophistiqués se développent, comme, dans le domaine économique, l’argent ou la division du travail. Dans son essai sur « La différenciation et le principe d’économie d’énergie », Simmel explique leur apparition par un argument d’inspiration évolutionniste. Ce qu’il nomme « différenciation » peut être un phénomène synchronique, comme l’est la division du travail, selon laquelle les individus réalisent au même moment des activités différentes, ou bien diachronique tels que les échanges monétaires, au cours desquels, la valeur se matérialise successivement sous la forme de biens et de monnaie au fil des opérations d’achat et de vente. Bien que, de prime abord, la différenciation semble coûteuse en énergie vitale pour les individus, sa contribution à l’expansion des échanges et à l’accroissement de la production compense largement cette dépense, si bien qu’elle permet une économie d’énergie nette.
Le « tournant vers l’idée » désigne l’opération par laquelle les formes culturelles issues des nécessités vitales s’affranchissent de cette fin et deviennent « mondes », trouvant leur sens et leur finalité en eux-mêmes. Par exemple, la justice forme un monde, dès lors qu’elle ne sert plus uniquement à préserver les individus de la guerre de tous contre tous, mais qu’elle cherche sa propre perpétuation. De plus, les mondes deviennent « à leur tour des créateurs façonnant le matériau de la vie, pour autant que ce dernier présente des affinités avec eux, et le devenir-monde de ce matériau conformément à leur idée directrice respective, apparaît dès lors comme étant son telos [sa finalité] définitif » (« Le tournant vers l’idée », p. 185). Cela signifie, à la lumière de l’exemple précédent, qu’« auparavant, la justice était bonne dans la mesure où elle servait la vie et que désormais, la vie est bonne dans la mesure où elle sert la justice » (p. 188).
Le fait que Simmel place l’origine première des « mondes » dans la finalité de la survie a pu conduire certains à voir une proximité entre la théorie sociale de Simmel et l’individualisme méthodologique, selon lequel les actions des individus sont à l’origine des faits sociaux. Ainsi, Raymond Boudon et François Bourricaud expliquent la longue période d’oubli de l’œuvre de Simmel par son incompatibilité avec les thèses marxiennes et structuralistes qui prévalaient alors7. Pourtant, la lecture du « Tournant vers l’idée » nous rappelle à une réalité plus complexe. Par certains aspects, Simmel signe une théorie constructiviste entre nature et culture, qui complète et complexifie l’œuvre de Marx plus qu’elle ne la contredit. Il écrit ainsi qu’« à la différence du matérialisme historique, qui rend l’ensemble du processus culturel dépendant des conditions économiques, l’étude de l’argent peut nous apprendre que de profondes conséquences pour l’état culturel et psychique d’une période proviennent en effet de la formation de la vie économique, mais que, d’autre part, cette formation elle-même reçoit son caractère des grands courants cohérents de la vie historique » (« L’argent dans la culture moderne », p. 111).
Lors de la constitution des mondes – impossible à dater précisément –, ce qui était auparavant moyen devient une fin en soi. Par exemple, la sexualité n’a plus pour finalité la reproduction, mais elle devient une fin en elle-même. Il en est de même avec l’argent. À la manière des grands noms de la psychanalyse, Simmel part de l’étude de cas pathologiques – tel celui de l’avare – pour montrer ce qu’il advient lorsque l’argent ou les biens sont cherchés pour eux-mêmes. La célèbre sentence « l’argent est le Dieu de notre temps » (« Sur la psychologie de l’argent », p. 38) résume un parallèle stimulant : alors que religion et économie monétaire semblent relever de représentations incompatibles, leurs fondements psychologiques présentent une grande similarité. En effet, Dieu offre sous la forme de la croyance ce que l’argent propose sous la forme concrète de valeur sonnante et trébuchante : « une élévation au-dessus du particulier [...], la confiance en la toute-puissance du principe suprême » (p. 39).
Le ton pamphlétaire de la quatrième de couverture ne doit pas induire le lecteur en erreur quant au contenu du livre. Des quelques 196 pages qui composent l’ouvrage, une seule comporte un jugement normatif sur l’expansion de l’économie monétaire et sur l’élévation de l’argent au statut de fin. De manière générale, les analyses de Simmel sur les sociétés d’avant la Première Guerre mondiale ne peuvent être transposées qu’avec précaution à nos économies financiarisées. Elles n'en demeurent pas moins d’une grande portée heuristique, Aussi, il ne fait nul doute que la pensée de Simmel, « virtuose de l’interdisciplinarité » (p. 2), saura intéresser l’ensemble des chercheurs et des curieux en sciences humaines : philosophes, sociologues, bien sûr, mais aussi psychologues, politistes ou économistes.
Source article : https://journals.openedition.org/lectures/24784