Compte rendu de Olivia Ferrand. Terrain, n° 45, 2005, 174 p., Maison des Sciences de l'Homme
Nicolas Journet introduit le dossier sur l'argent en famille en interrogeant la ligne de partage qui oppose « les passions » et « les intérêts », les sentiments qui doivent unir les membres de la famille et la rationalité monétaire. Dès que l'on admet que la famille est aussi le lieu d'une économie domestique, comme le prouve la tendance continue à l'externalisation de certains services autrefois fournis par la famille, cette délimitation semble n'avoir plus guère de sens. Toutefois, importer les concepts économiques dans la sphère domestique s'avère tout aussi contestable que de postuler a priori l'étanchéité de ces deux sphères : tantôt l'argent apparaît comme le vecteur des sentiments domestiques, tantôt il les sape et apparaît inapproprié. Un travail d'observation anthropologique portant sur la façon dont relations affectives et échanges monétaires s'articulent au sein de la famille s'impose donc. Un de ses objets privilégiés est l'ensemble des relations de soin que les féministes anglo-saxons ont regroupés sous le nom de care, fréquemment associé au rôle de la mère et caractérisant une forme de travail socialement peu reconnue ou valorisée. Analysant ainsi l'ensemble des relations d'échanges qui peuvent s'établir au sein de la famille - et qui sont parfois rendues particulièrement visibles alors que la famille se « désinstitutionnalise » et oblige ainsi ses membres à renégocier certains arrangements - ce dossier fait apparaître l'argent comme une modalité d'échange possible dans ces transactions. Mais comme le montre le travail de Viviana Zelizer, c'est la nature et la qualité de la relation entre les membres d'une famille qui détermine la forme des transactions qui s'opèrent entre eux et l'instrument d'échange approprié.
Le préalable à l'article de Viviana Zelizer est passionnant : il s'agit de l'analyse des principes qui ont présidé à l'indemnisation par un fonds fédéral des familles des victimes du 11 septembre. En choisissant d'individualiser au cas par cas cette indemnisation, le gestionnaire du fonds s'est imposé à chaque fois de répondre à une double question extrêmement délicate : qui devait être le bénéficiaire, et une fois déterminé ce ou ces bénéficiaires, quel était le montant du préjudice subi ? Ainsi, le conjoint homosexuel pouvait-il être considéré comme le bénéficiaire, lorsque la famille de la personne décédée s'y opposait ? Et qui indemniser lorsque les conjoints étaient séparés ? Le calcul du montant des indemnisations fut résolu en décidant - sous la pression des associations féministes - de prendre en compte dans le calcul le montant des services non rétribués fournis à la famille... Question qui soulevait encore une fois le problème de l'interférence entre intimité et sphère marchande. Comment analyser ces interférences ? Définir l'intimité dans un premier temps n'est pas si simple qu'il y paraît : l'intimité recouvre en fait un échange d'informations confidentielles -comme il peut s'en produire entre un médecin et son patient - et une relation stable et durable qui s'instaure entre deux personnes. Or ces deux relations ne se recoupent pas complètement. Mais l'une comme l'autre de ces relations est susceptible de degrés d'intensité différents : ainsi tracer la frontière de l'intimité s'avère en réalité être une opération complexe. Pour autant une tradition solidement établie affirme l'étanchéité de cette sphère de l'intimité par rapport notamment à la sphère marchande. Cette tradition que Viviana Zelizer qualifie de « doctrine des mondes hostiles » affirme le caractère antagonique des relations intimes et des relations marchandes. Dans sa version la plus normative la doctrine des mondes hostiles déplore la contagion qu'opère la sphère marchande avec l'extension du capitalisme et la globalisation, au détriment de la sphère de la confiance et sa chaleur supposée... [Ce discours, encore très présent aujourd'hui ne fait au fond que rationaliser l'opération par les acteurs eux-mêmes reconstituent les frontières de l'intimité lorsqu'ils estiment que celles-ci sont menacées - par exemple lorsqu'un père emploie sa fille dans sa propre entreprise... ] Face à la « doctrine des mondes hostiles », Viviana Zelizer pointe l'existence de partisans du « tout ou rien » qui affirment le primat d'une analyse culturelle, rejetant en bloc le modèle de la rationalité économique ou bien qui, à la suite de Gary Becker, importent l'analyse micro-économique dans la sphère intime. A l'inverse de ces démarches réductionnistes, un certain nombre d'économistes commencent à approfondir leur approche des relations marchandes en notant l'importance, au cœur même de ces transactions, de liens privilégiés entre acteurs économiques : c'est une problématique des « croisements » entre sphère de la confiance et sphère marchande qui se dessine. Quels instruments d'analyse permettent de rendre compte de ces croisements ? Viviana Zelizer propose une construction comportant trois niveaux hiérarchisés : les relations (durables), les transactions (ponctuelles) et les instruments d'échange. La relation, sa nature et sa qualité sont définis en premier lieu par les acteurs, qui vont ensuite adapter transactions et instruments d'échange à la nature de la relation. Ce n'est pas le moyen d'échange utilisé, mais la nature de la relation qui déterminera si un transfert monétaire correspond à une subvention, un salaire, un pot-de-vin, un cadeau ou un remboursement. Cette grille d'analyse s'avère très utile comme guide de lecture de l'ensemble du dossier consacré par terrain à l'argent en famille, dossier qui montre comment selon les époques, les recompositions familiales, les situations économiques,... les relations se transforment, les délimitations entre sphère marchande et sphère intime se renégocient, imposant ainsi de nouvelles formes de transaction pour lesquelles l'argent peut être ou ne pas être le support adapté.
3Ainsi le texte suivant, de Tiphaine Barthélémy, explore l'hypothèse suivant laquelle la constitution de sphères séparées, de « mondes hostiles » pour reprendre l'expression de Viviana Zelizer, serait une caractéristique contemporaine qu'il faudrait analyser comme un aspect du processus de civilisation des mœurs. Son étude de correspondances familiales du XVIII° et XIX° siècle l'amène à conclure que le tabou de l'argent dans la relation familiale en est globalement absent. Par ailleurs, ce qui émerge de façon claire, c'est moins le processus d'individuation qu'implique la théorie d'Elias qu'une tension entre deux formes d'organisation sociales - hiérarchique ou égalitaire - dans lesquelles se coule l'articulation entre intérêts et sentiments.
L'article de Delphine Roy ouvre la boîte noire que constitue la famille dans l'analyse économique. La notion de ménage utilisée par les statisticiens suppose en effet une mise en commun inconditionnelle des ressources, ce qui revient à assimiler le ménage à un seul agent économique. Lorsque la microéconomie tente de dépasser ce stade, elle le fait soit en assimilant un membre du couple à un dictateur bienveillant qui alloue les ressources en essayant de maximiser le bonheur d'autrui (Gary Becker), soit en modélisant une négociation en fonction du point de menace que représente la situation matérielle de chacun des membres du couple en cas de rupture (Chiapori). Au-delà de ces analyses réductionnistes, l'enquête empirique fait apparaître trois modalités de mise en commun des ressources au sein du couple. Dans le modèle communautaire, la mise en commun des ressources est totale et inconditionnelle, ce qui a l'intérêt de dispenser d'une comptabilité perçue comme peu compatible avec un idéal fusionnel. Le modèle égalitaire suppose des comptes séparés, il est perçu comme plus respectueux de l'indépendance économique des membres du couple et notamment des femmes, en revanche, il suppose de se rendre mutuellement des comptes et pose le problème de l'équité dès lors que les revenus des conjoints diffèrent. Enfin un dernier modèle repose sur une mise en commun inconditionnelle dans un périmètre circonscrit par un projet commun - enfants, achat immobilier... Ces arrangements ne sont pas pérennes : ils sont susceptibles d'être renégociés lors de la naissance d'un enfant, ou bien lorsqu'ils quittent le foyer, lors de l'interruption d'activité professionnelle d'une femme. Ce qui apparaissait légitime peut en effet ne plus l'être : un certain nombre d'entretiens mettent en évidence que le transfert d'argent du mari vers la femme cesse d'être socialement acceptable lorsque les enfants deviennent autonomes financièrement. Delphine Roy montre aussi qu'il existe deux catégories d'argent dont les usages diffèrent : l'argent « personnel » et l'argent « de la maison ». Loin d'être le support neutre de transactions, l'argent ne peut servir au même usage selon sa provenance et sa signification symbolique.
Comment expliquer les cas où l'usage de l'argent est évité ? L'article d'Evelyne Ribert montre que c'est fréquemment le cas des aides perçues de la part de leur famille par les allocataires du RMI. Lorsque les versements monétaires existent, ils ont un caractère irrégulier, d'où l'hypothèse selon laquelle l'aide en nature aurait pour fonction de camoufler l'aide en don. Toutefois cette analyse n'est pas toujours recevable : l'existence d'une aide en nature apparaît parfois comme une mise sous tutelle de l'allocataire perçu comme incapable de gérer l'argent, de même que le versement d'argent peut parfois être accompagné d'une critique par le donateur de l'usage qui en est fait. On renoue ici avec le cadre d'analyse de Viviana Zelizer : c'est la qualité de la relation qui permet de mettre en scène le don. Dans ce cadre théorique, l'usage d'argent peut mettre en danger la relation, car dans sa fonction d'équivalent universel, l'argent rend trop visible certaines asymétries de situation que l'échange de service peut masquer.
Les liens financiers qui existent au sein du ménage survivent dans de nombreux cas à l'éclatement de ce ménage. Dans le texte d'Agnès Martial, on s'interroge sur la dimension financière de l'entretien de l'enfant au sein des familles recomposées. Le rôle de l'argent, versé sous forme de pension, apparaît être ici de solder ce qui reste de la relation conjugale. A contrario, le refus de payer peut être interprété soit comme un refus de la rupture ou une réaction contre le nouveau conjoint, soit comme un désir de rupture totale. La circulation monétaire traduit la nature des relations qui s'instaurent entre les nouveaux foyers ainsi constitués : dans certains cas, on constate le maintien d'une solidarité étendue à tous les membres du nouveau foyer, on retrouve la mise en commun inconditionnelle sans exigence de réciprocité caractéristique, selon F. Weber, de la « maisonnée ». A l'inverse certaines négociations traduisent la réticence à financer - à travers la pension versée pour les enfants - le nouveau foyer reconstitué. L'accession de l'enfant à l'autonomie financière constitue souvent l'aboutissement de la séparation, l'argent versé jusqu'alors représentant le seul lien qui unissait encore le couple parental.
Autre analyse de la parenté « pratique » réinventée à l'occasion des ruptures, l'article de Sylvie Cadolle porte sur les relations entre le père divorcé et ses enfants Ce qui permet de constater à nouveau que par delà la coparentalité mise en place par le droit, on constate une asymétrie de fait entre les deux parents. En effet, le rôle particulier de la mère lors des séparations conjugales, les modes de transmission de la mémoire familiale, l'orientation de la sociabilité sont autant d'indicateurs qui démontrent dans la pratique une inflexion « matrilatérale » de notre système de parenté - pourtant en principe indifférencié. L'analyse des relations financières entre le père et ses enfants divorcés montre aussi que malgré les transformations sociologiques de la société française, le père reste en pratique un pourvoyeur de revenus, revenus sur lesquels sa nouvelle compagne, quand il en a une, estime avoir des droits. Ainsi celles-ci pratiquent bien souvent à l'égard de la pension alimentaire dû par leur nouveau conjoint à ses enfants une logique de « réduction des coûts », contestant l'opportunité d'une poursuite d'étude par exemple. Malgré ces asymétries de fait, on constate fréquemment le maintien d'une solidarité active de la famille paternelle envers les enfants issus du couple divorcé. En revanche l'hypothèse de l'affaiblissement du sentiment d'obligation envers le père divorcé lorsqu'il vieillit est vérifiée dans de nombreux cas.
Cette asymétrie entre parents est très marquée dans le contexte napolitain étudié par Patrick Ténoudji. Le contexte est évidemment très différent de celui de la France : en Italie l'aide au famille de la part de l'Etat est inexistante et l'aide sociale très faible, et cette situation est considérée comme légitime, l'Etat n'ayant pas à interférer dans ce qui est considéré comme relevant des solidarités familiales. Les relations financières au sein de la famille jouent donc un rôle très important et sont marquées par une coupure entre parenté maternelle (la famille) , responsable du quotidien, du corporel, et parenté paternelle (à laquelle le terme de parenté est réservé), dépositaire de l'autorité abstraite que confère la lignée, conçue comme patrilinéaire. D'où les différences d'usage entre d'un côté l'argent donné par la mère, dédié au quotidien et aux menus plaisirs, et attribué dans un souci d'égalité, de l'autre l'argent donné par le père, distribué de façon discrétionnaire pour financer des cadeaux importants, récompenser de bons résultats scolaires. L'importance de la propriété « familiale », transmise de génération en génération, traduit enfin une matrilocalité affective caractéristique selon lui de la Méditerranée.
La transmission est l'objet principal de l'article de Sybille Gollac. En analysant la succession d'un artisan boulanger, elle met en évidence des arrangements qui rompent avec l'égalité financière, au bénéfice de celui qui accepte de reprendre le commerce familial. Si ces arrangements apparaissent néanmoins légitimes, y compris à ceux qui sont lésés financièrement, c'est parce qu'ils ont pour objectif la transmission d'un patrimoine, transmission dans laquelle entrent en ligne de compte bien autre chose que les contre-valeurs monétaires des biens transmis : réputation locale, capital scolaire acquis par les filles, sacrifice à compenser de celui qui accepte de reprendre le commerce sans réelle vocation. Pour rendre compte de ces logiques patrimoniales complexes, elle propose la notion de groupe de descendance, avec un usage différent de celui que lui confère l'anthropologie, puisque ses contours sont définis moins par la logique de la filiation que par le souci de gérer collectivement et de transmettre le patrimoine.
On retrouve les mêmes préoccupations dans la dernière contribution au dossier, une étude par Florence Weber de la façon dont les proches se mobilisent pour défendre le patrimoine, dilapidé par la gouvernante, d'une vieille dame décédée sans enfant à Barcelone. Ici encore, parenté pratique et parenté juridique ne se recoupent pas complètement : les enfants de la compagne de la défunte se rattachent ici clairement à la parenté, entendue comme l'exercice d'une solidarité affective. Mais la parenté renvoie aussi à la gestion du patrimoine, ainsi qu'à une relation de soins : selon les différentes dimension de la parenté, les groupes de personnes mobilisées ne sont pas les mêmes.
Source : https://journals.openedition.org/lectures/311