Luc Arrondel, Richard Duhautois. Compte rendu de Edouard Couëtoux
Analyser le football professionnel masculin comme un secteur économique à part entière est l’ambition de Luc Arrondel et Richard Duhautois. Ils mettent ainsi au jour les mécanismes économiques régissant les transferts, la fixation des salaires ou encore le niveau de revenus des clubs. Loin des discours médiatiques focalisés sur l’existence supposée d’une bulle concernant les superstars du football et le prix de leurs transferts, les deux coauteurs offrent une synthèse captivante de la littérature académique (tant empirique que théorique) au sujet du football professionnel depuis une trentaine d’années. L’ouvrage est divisé en chapitres thématiques : l’identité et la motivation des propriétaires de clubs (chapitre 1), les revenus des clubs et les inégalités entre eux (chapitre 2), les joueurs et le marché des transferts (chapitre 3), les supporters et la fréquentation des stades (chapitre 4) et les pistes de régulation (chapitre 5) sont tour à tour traités. L’analyse des transformations que le football connaît depuis la fin des années 1990 apparaît comme une problématique centrale de l’ouvrage.
À rebours de bien des idées reçues, les auteurs rappellent que le football professionnel n’est pas un secteur économique particulièrement extravagant dans la mesure où les sommes d’argent en jeu sont assez limitées : il ne génère que très peu de profits au niveau européen et le chiffre d’affaires moyen d’un club de Ligue 1 s’établit à 47 millions d’euros soit à peine plus qu’un magasin Conforama de taille moyenne. Cependant, depuis le milieu des années 1990, le football professionnel est entré dans une phase post-moderne selon la catégorie établie par l’historien Giulanotti1 et reprise par les deux auteurs. Cette nouvelle phase du football est la conjonction de deux évènements : les revenus des clubs professionnels ont très fortement augmenté suite à l’explosion des droits de diffusion télévisuelle des matchs perçus par les ligues (par exemple, sur la période 1996-2016 les recettes des clubs de Ligue 1 ont augmenté de 300%) et le marché des transferts a été révolutionné en 1995 par l’arrêt Bosman de la Cour de Justice des Communautés Européennes. Cette décision judiciaire a introduit deux changements majeurs : elle a consacré la liberté de circulation des joueurs au sein de l’Union européenne, ce qui a provoqué une augmentation de la part des étrangers dans les équipes des championnats européens, et elle a interdit aux clubs de retenir leurs joueurs après la fin de leur contrat. Jusqu’alors, les clubs réclamaient des indemnités de transferts même pour un joueur libre de contrat. Cette double révolution, économique et juridique, a transformé l’économie du football.
Tout d’abord, l’augmentation des revenus des clubs a été répartie inégalement, ce qui a entraîné un creusement des inégalités entre les équipes. Dans chaque pays, la ligue de football négocie avec les télévisions, nationales et étrangères, le montant des droits de diffusion qu’elle répartit ensuite entre les clubs. Les règles de répartition de cette manne financière peuvent être plus ou moins égalitaires d’un pays à l’autre et sont le fruit de rapports de force : par exemple, les six plus grands clubs de l’English Premier League réclament depuis quelques années une répartition des droits télévisuels qui leur serait plus favorable alors que ce championnat a, pour l’instant, la règle de distribution la plus égalitaire d’Europe. L’enjeu est considérable puisque ces droits représentent entre 50% et 60% des revenus des clubs dans les cinq championnats majeurs du continent européen (English Premier League, Calcio italien, Bundesliga allemande, Liga espagnole et Ligue 1 française). Par-dessus tout, ce sont les revenus distribués à l’occasion de la Ligue des Champions qui ont le plus contribué à l’augmentation des inégalités entre les clubs. En raison de l’augmentation des droits de diffusion télévisuelle, les revenus distribués lors de cette compétition sont en progression constante et ont atteint 1,4 milliards d’euros lors de la saison 2016-17. La Ligue des Champions garantit des revenus confortables aux clubs qualifiés, dont les moyens deviennent incomparablement plus élevés que ceux des équipes moyennes : en 2001, les vingt clubs européens les plus riches captaient 34% des revenus de tous les clubs professionnels du continent tandis qu’en 2017 ils en captaient près de la moitié (48%). Cette tendance à l’augmentation des inégalités a été accentuée par l’importance croissante des revenus publicitaires et commerciaux (merchandising et sponsoring) car ceux-ci se concentrent sur quelques équipes à forte visibilité internationale.
Par ailleurs, l’entrée du football dans sa phase post-moderne a aussi bouleversé le marché du travail footballistique. La masse salariale distribuée par les clubs européens a fortement augmenté depuis la fin des années 1990 ( en Ligue 1, elle a quasiment été multipliée par cinq entre 1999 et 2016). De même, alors que les clubs de Ligue 1 consacraient en moyenne 55% de leur chiffre d’affaires au paiement des salaires à la fin des années 1990, ils y consacrent aujourd’hui autour de 65% de leurs revenus. Cependant, tous les joueurs professionnels n’ont pas bénéficié également de ce phénomène : l’essentiel de la croissance de la masse salariale a été capté par les footballeurs « superstars » qui évoluent dans les clubs les plus réputés. En effet, le marché des joueurs de football est un marché compartimenté : alors que la majorité des joueurs s’échangent sur le marché secondaire où l’offre de joueurs est supérieure à la demande exprimée par les clubs, les meilleurs joueurs s’échangent sur le marché primaire supérieur sur lequel beaucoup de clubs cherchent à acquérir un très petit nombre de footballeurs très talentueux. Par conséquent, ces « superstars » perçoivent des salaires très supérieurs au salaire moyen. Depuis l’arrêt Bosman, qui a libéralisé les transferts au niveau européen, les « superstars » ont acquis une meilleure position dans la négociation salariale face aux clubs puisqu’ils sont plus mobiles internationalement et peuvent mettre en concurrence les grandes équipes entre elles. Cette évolution s’est traduite par l’augmentation de la part des 10% des footballeurs les mieux payés dans l’ensemble des salaires distribués : en France, en 2016, le décile supérieur des footballeurs percevait 56% des salaires bruts distribués soit une progression de 16 points depuis 2002. Il faut noter que cette concentration grandissante des salaires est aussi liée au creusement des inégalités de revenus entre les clubs. De leur côté, les clubs sont prêts à dépenser autant d’argent dans les salaires de leurs joueurs car ils savent que leurs résultats sportifs en dépendent : selon une étude de Stefan Szymanski et ses coauteurs2, les dépenses salariales expliquent 80% du classement final des championnats espagnol et anglais. Ce partage de la valeur ajoutée, très favorable aux salariés, s’explique par l’organisation en « ligue ouverte » du football européen : chaque année, les clubs de milieu de tableau doivent lutter pour ne pas être relégués dans la division inférieure. Pour ce faire, ils versent donc des salaires généreux pour attirer de bons joueurs. Quant aux cadors des grands championnats, ils mettent tout en œuvre pour finir aux premières places de leur championnat pour assurer leur qualification à la très lucrative Ligue des Champions. Dans le même temps, ces grands clubs doivent obtenir les meilleurs résultats possibles en Ligue des Champions pour maximiser le revenu qu’ils perçoivent par l’UEFA qui en est l’organisatrice. Cette pression compétitive entre les clubs est donc favorable aux joueurs, en particulier aux « superstars », qui captent une bonne partie des revenus générés par le football.
Cependant, les auteurs estiment que l’économie du football pourrait connaître de profonds changements à l’avenir : à terme, le système de « ligue ouverte » pourrait être remis en cause, en particulier par les plus grands clubs européens. En effet, le mécanisme actuel de qualification à la Ligue des Champions est source d’incertitude financière majeure pour les clubs qui peuvent être privés, d’une année à l’autre, de cette manne financière. Dès le début des années 2000, le G14 (une association regroupant les quatorze clubs les plus riches d’Europe) avait émis l’idée d’un Super Ligue européenne mettant en compétition, dans un championnat fermé sur le modèle des ligues américaines de sports collectifs (football américain, basketball), les plus grands clubs du continent. Plus récemment en 2016, le président de l’Association Européenne des Clubs a utilisé cette menace pour convaincre l’UEFA de mettre en place une distribution des revenus de la Ligue des Champions plus favorable aux grands clubs. Bien que cette transformation éventuelle soit pour l’instant écartée puisque l’UEFA a cédé sous la pression des grands clubs, les auteurs prédisent que la question se reposera assez rapidement dans l’avenir tant les enjeux financiers sont importants. À ce titre, l’acquisition de quelques grandes équipes par des propriétaires de franchises américaines qui considèrent le sport comme une activité devant dégager des profits aura sans doute une influence. En effet, une transformation de la Ligue des Champions en Super Ligue fermée modifierait en profondeur le rapport de force entre les clubs et les joueurs sur le marché des transferts au détriment de ces derniers : les clubs pourraient dès lors capter une plus grande partie du revenu généré par le football.
Si l’étude de la transformation post-moderne du football est un des fils directeurs de l’ensemble du livre, il serait pourtant injuste de réduire l’ouvrage à ce questionnement tant il foisonne d’analyses intelligentes sur de très nombreux sujets.
Source : https://journals.openedition.org/lectures/29442
Vidéo conférence commentant ce livre :
https://www.cepremap.fr/publications/largent-du-football/#fvp_9,2m16s