Par Damien de Blic, Jeanne Lazarus
Extraits :
Ces pièces et ces billets en euros que chacun de nous a appris à manier ne sont pas seulement un moyen d’échange, ils sont aussi une valeur partagée » : un ministre français saluait ainsi en février 2002 l’avènement de la monnaie unique européenne. L’euro marque certes l’aboutissement d’un projet politique de longue date et donne consistance à l’idée d’une communauté européenne mais pièces et billets ne se réduisent en réalité jamais à un simple moyen d’échange. Toujours chargé de « valeurs », toujours ancré dans une communauté, toujours dépendant de l’existence d’un pouvoir souverain, l’argent déborde largement les fonctions économiques qui lui sont attribuées. Parce qu’il est sans cesse investi par des affects, des croyances, des conflits, des normes morales, l’argent est « essentiellement un fait social », comme l’affirmait Marcel Mauss dès 1914.
Pourquoi l’argent fait-il, depuis la plus haute Antiquité, l’objet de dénonciations par des autorités morales et religieuses ? Pourquoi l’évocation des revenus ou des patrimoines individuels reste-t-elle socialement embarrassante ? Quels sont les ressorts de la confiance placée dans les signes monétaires ? L’argent représente-t-il le meilleur moyen de différencier les groupes sociaux ? Les banques ne jouent-elles qu’un rôle économique ? Ces questions figurent parmi celles que peut et doit poser une sociologie de l’argent. Et c’est à y répondre que nous nous emploierons dans cet ouvrage.
La neutralité axiologique, la mise à distance des prénotions, la rupture épistémologique constituent les mots d’ordre d’une discipline sociologique soucieuse depuis sa fondation de garantir la scientificité de ses énoncés. Or ces exigences sont particulièrement difficiles à tenir dès lors que le sociologue se donne pour objet l’argent : le sens moral des auteurs semble particulièrement sollicité quand il s’agit de parler d’argent. Une lourde chape pèse sur l’argent, constituée par des siècles de dénonciation par les moralistes, les philosophes, les casuistes ou les théologiens. La première tâche d’une sociologie de l’argent doit ainsi consister aujourd’hui non à nier cet héritage mais à l’intégrer dans l’objet d’étude, en clarifiant les sources de la valeur morale, culturelle et religieuse attribuée à l’argent (chapitre I). Une sociologie de l’argent doit également se défier d’un discours consistant, à rebours du premier, à considérer l’argent comme un instrument naturellement destiné à faciliter les échanges. Contre cette vision instrumentale, il convient au contraire de montrer que l’argent suppose une organisation complexe puisqu’il engage fortement la confiance de ceux qui l’utilisent et qu’il dépend d’une autorité politique capable de garantir son usage (chapitre II). En affirmant la prééminence du fait social et politique de l’argent sur sa fonction économique et dans la mesure où l’universalité du fait monétaire est aujourd’hui avérée, la distinction entre argent moderne et argent prémoderne conserve-t-elle une pertinence ? La place occupée par les relations monétaires apparaît bien comme un trait caractéristique des sociétés contemporaines. Il reste à comprendre la spécificité de l’argent dans les sociétés modernes mais aussi ses conséquences : la monétarisation de la vie quotidienne constitue-telle finalement une aliénation ou une libération de l’individu moderne (chapitre III) ? Il nous faudra également analyser les pratiques concrètes de l’argent contemporain désormais largement dématérialisé. La bancarisation et le crédit transformant les pratiques de l’argent, de quelles compétences les individus ont-ils besoin pour s’en emparer (chapitre IV) ? Dans une société où l’argent est omniprésent, circule dans les sphères intimes et familiales, quels arrangements trouvent les individus, au sein des familles et dans leurs relations amoureuses, pour le tenir malgré tout à distance (chapitre V) ? Enfin, marqueur social de première importance, l’argent suffit-il à délimiter les frontières entre les groupes sociaux ? Dans quelle mesure les catégories de la richesse et de la pauvreté sont-elles efficaces sociologiquement (chapitre VI) ?
Avant d’aller plus loin, il nous faut préciser les termes utilisés. Contrairement à l’anglais qui dispose de l’unique vocable money, le français distingue l’« argent » de la « monnaie ». Nous avons nous-mêmes employé l’un et l’autre dans les lignes précédentes. Sont-ils dès lors entièrement substituables ? Le présent ouvrage aurait-il pu s’intituler Sociologie de la monnaie ? Nous nous situerons au départ de ce livre au plus près du sens commun en considérant qu’en français les significations associées à l’argent englobent des univers de pratiques et de pensées qui recouvrent et dépassent celles qui sont associées à la monnaie. On considérera donc la monnaie comme le support matériel (ou immatériel dans le cas de la monnaie scripturale) de l’échange et l’argent comme l’institution politique, sociale et morale de ce support. C’est dire autrement que si la monnaie représente toujours de l’argent (c’est pourquoi il sera également souvent question de monnaie dans les pages suivantes), l’argent est toujours beaucoup plus que la monnaie. L’argent, c’est justement la monnaie dans sa dimension sociologique. En revanche, dans la mesure où il n’existe pas en français d’adjectif correspondant exactement à la notion d’argent, le terme « monétaire » sera indistinctement relatif à la monnaie et à l’argent.
Dans les pratiques économiques et quotidiennes, l’argent prend différentes formes : accumulé, il est capital pour les hommes d’affaires, patrimoine pour les familles. Gagné par le travail, il est salaire ; placé à la banque, il est épargne ; crédit lorsqu’il est prêté, etc. Nous croiserons au cours de cet ouvrage nombre de ces formes que prend l’argent. Fort différentes au premier abord, elles ont pour point commun ce qui fournira le fil directeur de notre réflexion : elles représentent une valeur qui s’exprime en unités monétaires et qui produit des effets concrets, symboliques ou sociaux que nous allons nous attacher à décrire.
Source : https://www.cairn.info/sociologie-de-l-argent--9782707148773.htm